CHAPITRE XXV
Le silico-car était une merveille qui roulait très vite grâce à un moteur puissant et sa carte noire de priorité absolue. Très rapidement Yeuse se trouva en dehors de l’inlandsis antarctique, sur la banquise de l’océan, en route vers les réseaux du 40e. Elle se souvenait que, lors de sa précédente démarche pour retrouver Concrete Station, elle avait négligé un fait que bien peu de gens connaissaient d’ailleurs. Ce que l’on appelait le 40e n’était pas composé d’un seul réseau mais de plusieurs, la plupart n’étant que des voies parallèles au plus important mais qui, sur mille ou deux mille kilomètres, pouvaient s’écarter de plusieurs centaines de kilomètres du tronc commun.
Elle enregistra la même radiobalise que quatre années auparavant, sut qu’elle se dirigeait vers une station d’où elle rejoindrait un embranchement important.
Peu après elle atteignait Temporary Station qui était une station d’approvisionnements. Grâce à sa carte, elle put faire le plein de ses réservoirs dans la partie de la station réservée aux Aiguilleurs. Personne ne s’étonna, personne ne posa de questions.
À la sortie nord par l’écluse, elle aurait dû trouver des lignes secondaires souvent encombrées par les congères coureuses, mais visiblement un chasse-glace l’avait précédée et elle put rouler à grande vitesse dans une solitude totale où d’anciennes stations abandonnées émergeaient, l’espace d’une seconde, du désert blanc, avant de n’être qu’un souvenir fugace dans la tête de la jeune femme.
Avec Gus ils s’étaient heurtés à de véritables montagnes de glaces, des icebergs échoués sur les rails qu’ils avaient détruits avec des missiles. La locomotive pirate disposait d’un arsenal redoutable alors que son silico-car était à la merci de quelques centimètres de verglas sur les rails.
Même son laser resterait impuissant contre les congères, mais au fur et à mesure qu’elle avançait sa certitude se renforçait que les Aiguilleurs mettaient tout en œuvre pour la réussite de sa rencontre avec Lien Rag. Donc ils savaient tout ou à peu près tout, non seulement le retour de Lien, de Gus et de Kurts sur Terre, mais aussi l’emplacement de Concrete Station. Ils avaient dû surprendre sa conversation sur le canal 51 B.
Ils avaient dit qu’ils l’attendraient sur le fameux pont interminable, mais comment repérerait-elle l’aiguillage qui conduisait à Concrete Station ? L’autre fois, avec Gus, ils avaient dû le déblayer sous un entassement de glace, mais dans l’ordinateur de la locomotive la balise codée avait indiqué sa présence.
Elle ne se souvenait pas des distances, écarquillait les yeux mais n’avait aucun repère en mémoire. Elle pouvait dépasser cet aiguillage comme ne pas être encore à sa hauteur. Elle en aurait pleuré d’impatience et d’impuissance.
Convaincre Lien Rag de retourner là-haut pour sauver la Terre et surtout la caste des Aiguilleurs, bien sûr ! Des millions de gens, certes, mais aussi le pouvoir de ces maudits. Non jamais elle ne pourrait demander ça à son ami. Retourner dans cet enfer que décrivait son clone Jdriele à Farnelle ?
Et puis elle aperçut le point noir sur sa propre voie, klaxonna, certaine qu’il s’agissait d’un véhicule privé, celui de quelque chasseur ou de quelque aventurier. Il aurait pu chercher une voie de garage avant de stopper mais devait croire ce réseau complètement délaissé depuis des années.
Le silico ralentit et lorsqu’elle s’immobilisa derrière l’étrange véhicule son cœur reconnut celui-ci avant son esprit. C’était une chaloupe de la locomotive géante.
Pendant quelques minutes, incapable de réagir, de bouger, de penser, elle resta les yeux fixés sur ses commandes avant de se mettre debout, les jambes molles, de refermer sa combinaison, sa cagoule et de sortir. Elle avait une dizaine de mètres à parcourir pour rejoindre la chaloupe mais elle trébucha une demi-douzaine de fois et, lorsqu’elle atteignit la partie vitrée de l’autre véhicule, le givre épais l’empêcha de voir à l’intérieur. Elle le gratta mais il y en avait un peu sur l’autre face.
Le sas s’ouvrit sans difficulté et soudain Lien Rag fut là, qui la fixait, tête nue. Il avait grossi, ses traits étaient un peu bouffis, ses cheveux gris et une sorte d’amertume donnaient à sa bouche une virilité moins brutale, plus romantique.
— Tu attends depuis longtemps, fit-elle avec la certitude de dire une ânerie, mais il hocha la tête.
— Seize ans…
Elle arracha sa cagoule et perdit du temps dans des détails absurdes, à refermer le sas par exemple, à souhaiter se regarder dans un miroir avant qu’il ne l’attire contre lui. Elle ne le savait pas aussi grand. Elle ne se souvenait plus.
— Tu as fait vite, dit-il.
— Deux jours, j’ai à peine dormi…
Il l’entraînait dans la partie habitable, une cabine étroite rien qu’avec des coins, coin-cuisine, coin-toilette, coin-nuit.
— J’ai du café.
— Je veux bien.
Elle s’assit en face de lui, de l’autre côté d’une tablette de cinquante centimètres de large. Il versait le café dans un gobelet et la regardait boire. Elle défaisait le haut de sa combinaison, rougissait de lire dans son regard qu’il attendait de voir ses seins.
— J’ai seize ans de plus, murmura-t-elle.
— Oui ?
Elle se déshabilla tout en restant assise à la petite table, pensant à son corps un peu flétri. N’avait-elle pas grossi depuis qu’elle dirigeait la Panaméricaine ?
Elle glissa dans le coin-nuit sur la couchette exiguë, acheva de se dévêtir, se mit à rire, interrompant net Lien Rag qui la rejoignait.
— Rien, dit-elle ; juste la pensée d’un train arrivant sur la même voie et nous pulvérisant.
Il était coincé entre la cloison et la couchette, ôtait sa combinaison. Elle remarquait des traînées de cicatrices qui n’existaient pas autrefois. Il lui était arrivé d’oublier le visage de Lien Rag mais de se souvenir parfaitement d’une cicatrice particulière, d’un grain de beauté dans son dos.
— Là-haut, commença-t-il, puis il haussa les épaules, refusant de tout ramener à ce qu’il avait vécu entre-temps. Il restait beau. Seul le visage s’était empâté mais le corps restait noueux, le ventre plat barré par le sexe brun tendu.
Il dut se retourner pour s’asseoir d’abord et progresser vers elle par petits sauts sur les fesses tant c’était étroit. Elle le tira par les épaules et appuya sa tête sur son ventre, se pencha pour lui dévorer la bouche. Lui retrouvait la douceur de sa peau, et jusqu’à son parfum.